Nouvelles beauceronnes n°26: Le diablesse verte du FCLO
Et tip… Et tap… Tap tic… Tap tap…
Dès qu’elle avait une minute, elle tapait dans un ballon. Aussitôt sortie de l’école, elle filait au club du FCLO, le football-club Lucé ouest et allait chercher une balle. Au club house, elle était la première et attendait les autres balle au pied, en jouant entre les tables, en imaginant cent fois des parties où elle tenait tous les postes.
Emma, 8 ans et demi, n’avait pas un physique impressionnant , loin de là. Une jolie petite bouille, une coupe à la Jeanne d’Arc mais une détermination à toute épreuve. Puisque Lionel Messi, son idole, avait une technique hors pair qui mettait en échec ses adversaires, elle était persuadée de réussir comme lui. Mieux même que le géant Zlatan. Elle se rêvait championne du monde. Rien moins.
Elle se fichait éperdument qu’on dise d’elle qu’elle était un garçon manqué. Et se moquait bien, tout pareillement, qu’on la qualifie de « fille réussie ». A cet âge, la différence importe peu. Elle, ce qu’elle voulait être, c’était devenir une championne, une championne du monde. Et pis c’est tout… Elle jouait d’ailleurs avec les garçons et mettait un point d’honneur à ne jamais se faire impressionner par la taille ou le poids de l’adversaire. Très vite, elle avait trouvé son poste de prédilection au club: gardienne de but. La plupart des gamins se rêvaient buteurs. Elle, elle avait compris que c’était un poste ingrat mais qui lui permettait de se distinguer en mettant en échec les attaquants.
Or Emma avait un sens du jeu et de l’anticipation rare à son âge. Comme elle n’avait peur de rien, elle n’hésitait pas à aller au devant des attaquants et se jetait dans leurs pieds. Ceux-ci la voyaient débouler et marquaient une hésitation fatale avant de réagir ou de frapper. De la même façon, elle prenait l’ascendant psychologique lors du tir d’un pénalty en remuant les mains dans tous les sens, tout en observant jusqu’à la dernière seconde comment s’ouvrait le pied de l’adversaire. Ainsi elle avait des statistiques remarquables avec deux tiers des tirs qui n’allaient pas au fond des filets alors que les autres gardiens en encaissaient en moyenne 3 sur 4.
Au FCLO, on était fier de celle qu’on surnomma rapidement « la Diablesse verte », le vert étant la couleur du club et de la ville de Lucé. Les dirigeants avaient voulu un symbole fort pour marquer la volonté d’un petit club qui n’avait pas peur des gros, un David contre Goliath. Sur le maillot, figurait un diablotin souriant à l’instar des « Diables rouges » de l’équipe nationale belge. Emma était devenue rapidement la mascotte du club, ce qui n’avait fait qu’accroître sa détermination à réussir et son humilité. Jamais besoin de la motiver ni de lui remonter le moral. Pour elle, un échec correspondait juste à une erreur à rectifier et un enseignement à tirer pour les prochaines fois.
Elle détestait l’échec et analysait chaque but encaissé à la vidéo pour voir comment elle aurait pu se placer autrement ou déstabiliser le tireur. Elle ne regardait les matchs de l’équipe de France que pour voir la technique du gardien de but. Elle apprenait aussi beaucoup des équipes avec un gardien exceptionnel comme Gianluigi Buffon en Italie, Manuel Neuer en Allemagne. Qui, à son âge, pouvait se vanter d’avoir cherché sur internet les arrêts des plus grands gardiens de l’histoire, à commencer par les légendaires Lev Yachine, Dino Zoff ou Iker Casillas ?
Autant dire qu’elle progressa beaucoup plus vite que les autres à son poste et que sa réputation dépassa le niveau local et départemental. Les clubs voisins tentèrent de la débaucher: en vain. Ses parents et ses entraîneurs voulaient qu’elle garde la tête froide et les pieds sur terre, que le football reste un jeu. N’empêche qu’elle fut désignée meilleure gardienne au niveau régional et inter-régional alors qu’elle n’avait que 15 ans. Si le foot féminin est encore loin d’avoir la notoriété et les avantages du foot masculin, tous les espoirs étaient permis, tous les rêves aussi. Et le rêve d’Emma n’avait pas changé: devenir la première gardienne championne du monde française.
A 17 ans, elle fut appelée plusieurs fois à Clairefontaine pour une pré-sélection en équipe de France, celle des Bluettes, les moins de 19 ans, la dernière marche avant d’intégrer l’Equipe de France. Elle fut brillante. Indiscutablement, elle avait toutes les qualités pour réussir au plus haut niveau. Si elle avait naturellement un don pour la vision du jeu et le sens de l’anticipation, elle avait travaillé, travaillé, travaillé plus que toutes les autres, travaillé encore pour cultiver son potentiel et devenir ainsi la meilleure d’entre toutes. Tout lui souriait, après une douzaine années d’efforts et de talent.
Mais, un soir de décembre, en sortant du stade, les écouteurs dans les oreilles, Emma vit en face d’elle, sur la rue de la République, une gamine de 5 ans environ avec un gros ballon rouge et noir en mousse qu’elle tenait dans ses bras comme elle pouvait. Elle était trop chou. Emma se dit en souriant qu’elle devait lui ressembler au tout début de son aventure. Mais elle n’eut le temps de ne rien se dire d’autre. Une fourgonnette blanche recula à sa droite alors qu’elle était sur le trottoir et la renversa. Heureusement, par réflexe, Emma s’écarta en arrière de la main et évita d’être écrasée. Aussitôt elle fut transportée aux urgences.
Si elle avait échappé au pire, Emma n’en était pas sérieusement amochée: sa tête avait heurté le bitume en tombant et elle risquait de perdre l’usage de son oeil droit. Au mieux, elle ne conserverait que deux dixièmes à cet oeil. Elle avait aussi perdu au moins momentanément les sens du goût et de l’odorat mais les chirurgiens lui laissaient un espoir de les récupérer dans les six prochains mois, sans garantie. Mais le plus grave, c’était pour son bras droit, salement touché et qui nécessitait la pose d’une prothèse de la main et de l’avant-bras.
Emma ne pleura pas. Emma ne se découragea nullement. Immédiatement elle se dit qu’elle reviendrait au plus haut niveau. Elle n’en douta jamais. Si elle avait fait de la longueur, de la hauteur ou du triple saut et qu’on aurait dû l’amputer, elle aurait dû tout remettre en question, perdre sa raison de vivre mais il lui restait un oeil et une main artificielle ne l’empêcherait nullement d’empêcher le ballon de rentrer dans ses filets. Personne d’autre qu’elle ne croyait qu’elle pourrait pratiquer son sport au plus haut niveau.
Solitairement, elle fit tout pour compenser ses handicaps. Elle modifia la position de sa tête et celle de son corps pour que son champ de vision ne soit guère différent qu’autrefois. Quant à sa prothèse, elle sut en faire un atout supplémentaire en déviant davantage la course des ballons quand la prise en main était approximative ou incertaine. Elle mit exactement dix mois, soit une saison, pour retrouver son niveau d’excellence. Pour chacun au FCLO, elle était un modèle de volonté et de rigueur. Il y avait pour elle, une réelle admiration qui se elle se lisait surtout dans les regards.
Quand il fut question de sélectionner de nouveau Emma au plus haut niveau, ce n’est ni l’esprit sportif ni celui de solidarité qui se manifesta, bien au contraire. Dans l’entourage des deux ou trois filles avec lesquelles elle se trouvait en concurrence, on se déchaîna sous tous les prétextes: des problèmes juridiques pouvaient apparaître à l’étranger , sa vision pouvait encore se dégrader à cause de ses sauts à répétition, le statut spécial des athlètes handisport – en rappelant en premier lieu le cas d’Oscar Pistorius, l’athlète d’Afrique du Sud, qu’on ne voulait pas aligner avec les autres à cause de ses prothèses-…. L’occasion était trop belle d’évincer celle dont les performances étaient pourtant bien supérieures aux autres.
On peut lutter contre beaucoup de choses mais guère contre la bêtise, la jalousie et la méchanceté. Emma comprit très vite qu’elle pouvait se battre contre elle même pour donner le meilleur d’elle-même mais pas contre ça. Elle ne jeta pas l’éponge pour autant. Elle passa avec application et succès ses diplômes d’entraîneur et aussi aussi ceux d’arbitre. Elle devint arbitre internationale et la première française à arbitrer une finale de coupe du monde, entre les Etats-Unis et l’Allemagne. Comme quoi… La petite Diablesse verte avait quand même gagné et réalisé son rêve d’enfant..
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