S'il te plaît, apprivoise-moi…

Archives de la catégorie ‘Nouvelles beauceronnes’

Nouvelles beauceronnes n°26: Le diablesse verte du FCLO

topelement

 

Et tip… Et tap… Tap tic… Tap tap…

Dès qu’elle avait une minute, elle tapait dans un ballon. Aussitôt sortie de l’école, elle filait au club du FCLO, le football-club Lucé ouest et allait chercher une balle. Au club house, elle était la première et attendait les autres balle au pied, en jouant entre les tables, en imaginant cent fois des parties où elle tenait tous les postes.

Emma, 8 ans et demi, n’avait pas un physique impressionnant , loin de là. Une jolie petite bouille, une coupe à la Jeanne d’Arc mais une détermination à toute épreuve. Puisque Lionel Messi, son idole, avait une technique hors pair qui mettait en échec ses adversaires, elle était persuadée de réussir comme lui. Mieux même que le géant Zlatan. Elle se rêvait championne du monde. Rien moins.

football-femininMin600

Elle se fichait éperdument qu’on  dise d’elle qu’elle était un garçon manqué.  Et se moquait bien, tout pareillement, qu’on la qualifie de « fille réussie ». A cet âge, la différence importe peu. Elle, ce qu’elle voulait être, c’était  devenir une championne, une championne du monde. Et pis c’est tout… Elle jouait d’ailleurs avec les garçons et mettait un point d’honneur à ne jamais se faire impressionner par la taille ou le poids de l’adversaire. Très vite, elle avait trouvé son poste de prédilection au club: gardienne de but. La plupart des gamins se rêvaient buteurs. Elle, elle avait compris que c’était un poste ingrat mais qui lui permettait de se distinguer en mettant en échec les attaquants. 

Or Emma avait un sens du jeu et de l’anticipation rare à son âge. Comme elle n’avait peur de rien, elle n’hésitait pas à aller au devant des attaquants et  se jetait dans leurs pieds. Ceux-ci la voyaient débouler et marquaient une hésitation fatale avant de réagir ou de frapper. De la même façon, elle prenait l’ascendant psychologique lors du tir d’un pénalty en remuant les mains dans tous les sens, tout en observant jusqu’à la dernière seconde comment s’ouvrait le pied de l’adversaire. Ainsi elle avait des statistiques remarquables avec deux tiers des tirs qui n’allaient pas au fond des filets alors que les autres gardiens en encaissaient en moyenne 3 sur 4.

3932427_arret

Au FCLO, on était fier de celle qu’on surnomma rapidement « la Diablesse verte », le vert étant la couleur du club et de la ville de Lucé. Les dirigeants avaient voulu un symbole fort pour marquer la volonté d’un petit club qui n’avait pas peur des gros, un David contre Goliath. Sur le maillot,  figurait un diablotin souriant à l’instar des « Diables rouges » de l’équipe nationale belge. Emma était devenue rapidement la mascotte du club, ce qui n’avait fait qu’accroître sa détermination à réussir et son humilité. Jamais besoin de la motiver ni de lui remonter le moral. Pour elle, un échec correspondait juste à une erreur à rectifier et un enseignement à tirer pour les prochaines fois. 

Elle détestait l’échec et analysait chaque but encaissé à la vidéo pour voir comment elle aurait pu se placer autrement ou déstabiliser le tireur. Elle ne regardait les matchs de l’équipe de France que pour voir la technique du gardien de but. Elle apprenait aussi beaucoup  des équipes avec un gardien exceptionnel comme Gianluigi Buffon en Italie, Manuel Neuer en Allemagne. Qui, à son âge, pouvait se vanter d’avoir cherché sur internet les arrêts des plus grands gardiens de l’histoire, à commencer par les légendaires Lev Yachine, Dino Zoff ou Iker Casillas ?


equipe-de-france-feminine-la-guingampaise-mainguy-appelee

Autant dire qu’elle progressa beaucoup plus vite que les autres à son poste et que sa réputation dépassa le niveau local et départemental. Les clubs voisins tentèrent de la débaucher: en vain. Ses parents et  ses entraîneurs voulaient qu’elle garde la tête froide et les pieds sur terre, que le football reste un jeu. N’empêche qu’elle fut désignée meilleure gardienne au niveau régional et inter-régional alors qu’elle n’avait que 15 ans. Si le foot féminin est encore loin d’avoir la notoriété et les avantages du foot masculin, tous les espoirs étaient permis, tous les rêves aussi. Et le rêve d’Emma n’avait pas changé: devenir la première gardienne championne du monde française. 

A 17 ans, elle fut appelée plusieurs fois à Clairefontaine pour une pré-sélection en équipe de France, celle des Bluettes, les moins de 19 ans, la dernière marche avant d’intégrer l’Equipe de France. Elle fut brillante. Indiscutablement, elle avait toutes les qualités pour réussir au plus haut niveau. Si elle avait naturellement un don pour la vision du jeu et le sens de l’anticipation, elle avait travaillé, travaillé, travaillé plus que toutes les autres, travaillé encore pour cultiver son potentiel et devenir ainsi la meilleure d’entre toutes. Tout lui souriait, après une douzaine années d’efforts et de talent. 220px-Soccer_girl

Mais, un soir de décembre, en sortant du stade, les écouteurs dans les oreilles, Emma vit en face d’elle, sur la rue de la République, une gamine de 5 ans environ avec un gros ballon rouge et noir en mousse qu’elle tenait dans ses bras comme elle pouvait. Elle était trop chou. Emma se dit en souriant qu’elle devait lui ressembler au tout début de son aventure. Mais elle n’eut le temps de ne rien se dire d’autre. Une fourgonnette blanche recula à sa droite alors qu’elle était sur le trottoir et la renversa. Heureusement, par réflexe, Emma s’écarta en arrière de la main et évita d’être écrasée. Aussitôt elle fut transportée aux urgences. 

Si elle avait échappé au pire, Emma n’en était pas sérieusement amochée: sa tête avait heurté le bitume en tombant et elle risquait de perdre l’usage de son oeil droit. Au mieux, elle ne conserverait que deux dixièmes à cet oeil. Elle avait aussi perdu au moins momentanément les sens du goût et de l’odorat mais les chirurgiens lui laissaient un espoir de les récupérer dans les six prochains mois, sans garantie. Mais le plus grave, c’était pour son bras droit, salement touché et qui nécessitait la pose d’une prothèse de la main et de l’avant-bras. 

11222005_137421023268837_2860653100920471045_n

Emma ne pleura pas. Emma ne se découragea nullement. Immédiatement elle se dit qu’elle reviendrait au plus haut niveau. Elle n’en douta jamais. Si elle avait fait de la longueur, de la hauteur ou du triple saut et qu’on aurait dû l’amputer, elle aurait dû tout remettre en question, perdre sa raison de vivre mais il lui restait un oeil et une main artificielle ne l’empêcherait nullement d’empêcher le ballon de rentrer dans ses filets. Personne d’autre qu’elle ne croyait qu’elle pourrait pratiquer son sport au plus haut niveau.

Solitairement, elle fit tout pour compenser ses handicaps. Elle modifia la position de sa tête et celle de son corps pour que son champ de vision ne soit guère différent qu’autrefois. Quant à sa prothèse, elle sut en faire un atout supplémentaire en déviant davantage la course des ballons quand la prise en main était approximative ou incertaine. Elle mit exactement dix mois, soit une saison, pour retrouver son niveau d’excellence.  Pour chacun au FCLO, elle était un modèle de volonté et de rigueur. Il y avait pour elle, une réelle admiration qui se elle se lisait surtout dans les regards. 

football-feminin-le-but-contre-son-camp-le-plus-improbable-de-l-annee|x240-wMK

Quand il fut question de sélectionner de nouveau Emma au plus haut niveau, ce n’est ni l’esprit sportif ni celui de solidarité qui se manifesta, bien au contraire. Dans l’entourage des deux ou trois filles avec lesquelles elle se trouvait en concurrence, on se déchaîna sous tous les prétextes: des problèmes juridiques pouvaient apparaître à l’étranger , sa vision pouvait encore se dégrader à cause de ses sauts à répétition, le statut  spécial des athlètes handisport – en rappelant en premier lieu le cas d’Oscar Pistorius, l’athlète d’Afrique du Sud, qu’on ne voulait pas aligner avec les autres à cause de ses prothèses-…. L’occasion était trop belle d’évincer celle dont les performances étaient pourtant bien supérieures aux autres.

On peut lutter contre beaucoup de choses mais guère contre la bêtise, la jalousie et la méchanceté. Emma comprit très vite qu’elle pouvait se battre contre elle même pour donner le meilleur d’elle-même mais pas contre ça. Elle ne jeta pas l’éponge pour autant. Elle passa avec application et succès ses diplômes d’entraîneur et aussi aussi ceux d’arbitre. Elle devint arbitre internationale et la première française à arbitrer une finale de coupe du monde, entre les Etats-Unis et l’Allemagne. Comme quoi… La petite Diablesse verte avait quand même gagné et réalisé son rêve d’enfant..

Ballon_2_001

Nouvelles beauceronnes n°25 : Thomas Martin, le paysan prophète de Gallardon


GravureVilleMoyenAgeGd

Thomas Martin, le paysan prophète de Gallardon

 

Thomas Martin portait à merveille son patronyme. Martin reste le nom  le plus répandu, partant le plus commun  de l’hexagone. Ledit Thomas Martin est un  paysan né à Gallardon quelques années avant la Révolution. Il est mort dans la même commune à 61 ans, en 1834,  S’il avait une vocation, c’était a priori celle de  rester dans le plus profond anonymat.

En revanche, il n’aurait jamais dû porter ce  prénom  de Thomas , celui de l’ apôtre incrédule, celui -là même qui porta le  scepticisme jusqu’à toucher les plaies du Christ pour accepter l’idée de sa Résurrection. Thomas Martin était lui carrément un illuminé, un mystique qui prétendit  être témoin d’apparitions. Beati paupières spiritu, comme dit l’adage.

s-l225

Contrairement à Bernadette Soubirous ou à Thérèse de Lisieux, il eut ses visions sur le tard, à 33 ans, l’âge de la mort du Christ. Il faut dire que jusque là, rien dans sa vie n’avait attiré l’attention. Profession: paysan. Haricotier. Ne croyez pas qu’il cueillait des haricots pour Bonduelle en attendant leur fin. A en croire le Littré, un haricotier  se dit d’un « cultivateur qui laboure avec des haridelles et n’avance point dans son travail ; d’où haricotier, pauvre homme qui n’arrive point à faire ses affaires, qui tire le diable par la queue ».   Bref un bon à pas grand chose…

Fréquentait-il trop les bistrots de la commune? Une pierre de l’Epaule , cette tour de guet  à moitié écroulée si pittoresque , lui était-elle tombée sur le cigare? Toujours est-il il commença à se vanter d’échanges avec un être surnaturel. Pourtant Thomas Martin avait des ambitions sans doute assez modestes: il ne conversait ni avec le Christ ni avec la Vierge. Il sut se contenter de faire la causette avec  l’ange Raphaël. C’est toujours ça de pris…Les patrons devaient être occupés par d’autres tâches plus urgentes…

Saint Raphael et Tobie III

Sa description du soi-disant ange Raphaël n’est pas banale, pour ne pas dire qu’elle apparaît carrément folklo. Ceux qui imaginent la tenue classique avec tunique blanche repasseront: l’ange Raphaêl revu et corrigé par notre Thomas  a une redingote on ne peut plus bourgeoise et un chapeau haut-de-forme!  A se demander si les anges et archanges ne se ravitaillaient pas sur le catalogue de La Redoute, histoire de suivre une mode très parisienne… Il pourrait toutefois avoir une certaine allure  cet ange trônant au sommet du sapin de Noël… Pour le reste, cela laisse d’emblée un peu sceptique…

Ne doutant de rien, le brave Martin se la joue par la suite carrément Jeanne d’Arc: il se donne la divine mission de voir le Roi. Lequel n’est autre que Louis XVIII, ce roi corpulent et impotent que Victor Hugo lui-même traitait de « gros cochon ». On fait mieux pour l’image…  Notre brave Martin se persuade que son devoir est de  demander au suzerain de remettre de l’ordre dans le pays et de faire respecter le dimanche comme jour chômé pour honorer le Christ. Revendications qui n’ont somme toute rien de très révolutionnaires. 

5820

Le curé de Gallardon, l’abbé Laperruque (sic!) transmet la demande à l’évêque de Versailles, Mgr Louis Charrier de la Roche, incrédule. Pas du genre à gober n’importe quoi. Au point qu’il envoie le messager de l’ange à l’asile d’aliénés de Charenton, histoire de le faire examiner par des experts-psychiatres, des sommités de l’époque. Verdict sans appel, les spécialistes le déclarent sujet à une « manie intermittente avec hallucination des sens ». Logiquement, l’histoire aurait dû s’arrêter là. Avec prière pour Thomas de boire de l’eau et à son ange d’aller se rhabiller ou se faire plumer…

Or le Roi reçoit Thomas Martin en avril 1816, aux Tuileries. A huis-clos. Suivant les chroniqueurs de l’époque, Louis XVIII aurait été très ému par cet entretien. A-t-il été troublé par les révélations d’un sujet qui avait sûrement plus l’air d’un huluberlu que d’un nouveau prophète? C’est oublier le contexte de l’époque et l’opportunisme de tout politique. Et pour cause…

Martin,_Thomas

Pour mémoire, il y a moins d’un an que Napoléon 1er a manqué son retour au pouvoir après son exil à l’île d’Elbe. Les Cent jours ont eu lieu entre mars et juillet 1815 .  La fatale bataille de Waterloo  le 18 juin. Il y a de la revanche dans l’air. Celle des Royalistes. Celle des Bourbons. Il s’agit pour les nobles de revenir sur les acquis de la Révolution et de retrouver tous leurs privilèges.

L’épisode dit de la « Chambre introuvable » est à cet égard on ne peut plus  emblématique. La Chambre  des députés élue les 14 et 22 août 1815, au début de la Seconde Restauration, comporte une majorité de députés royalistes, dits « ultras ». L’expression « chambre introuvable » est attribuée à Louis XVIII lui-même: il n’aurait pu en rêver une aussi favorable à son trône. Or le régime va très vite être confronté à cette chambre extrémiste, « plus royaliste que le roi ». Elle tente d’imposer une orientation contre-révolutionnaire.  Le roi lui-même est persuadé que cette initiative  est vouée à l’échec. Mais il commet l’erreur de nommer Fouché, un régicide, pour ministre.  Un crime de lèse-majesté, si l’on peut dire. Ladite Chambre siège du 7 octobre 1815 à avril 1816, au moment même où Louis XVIII reçoit donc Thomas Martin. Qui peut croire au hasard? La Chambre sera dissoute le 5 septembre et laissera place à une assemblée plus libérale.

571985ebay_sept_496

 

S’il n’était pas un aigle et qu’il avait sans doute un certain mal à gérer la situation, Louis XVIII néanmoins a sans doute compris qu’il était un levier sur lequel il pouvait compter: la Foi et la Religion. Les visions de Martin tombaient à pic. Presque trop. Elles sont en effet d’inspiration ultraroyaliste : pour expier les fautes de la Révolution , le monarque se doit de faire reculer l’impiété grandissante et de rétablir une monarchie stricte, inspirée constamment par la Foi. Du pain béni pour Louis XVIII qui, par ailleurs s’inscrit dans la tradition de la monarchie de Droit divin. N’oublions pas son explicite devise:  » « Union et oubli » : union des Français, oubli de la Révolution française et de Napoléon!

Qui était donc le plus naïf de Louis XVIII ou de Thomas Martin? Qui s’est servi de qui? Louis XVIII a parfaitement entendu les voix du calcul politicien. Comme celles de Thomas Martin correspondaient providentiellement à celles qu’il voulait entendre, il bénéficiait ipso facto d’une caution immanente. Le genre de truc qui ne se refuse pas, de bonne foi…ou pas!

thomas-martin-gallardon-mediums-thaumaturges-db130673-0780-4516-888f-c5fa50c1b672 

D’ailleurs la suite de l’histoire prouve que les voix divines sont impénétrables. A moins que…Louis XVIII resta toujours impopulaire, lui « l’immigré » qui devint le « Roi fauteuil » lorsqu’il fut cloué dans un fauteuil roulant à cause de la goutte. Entretemps, il navigua à vue entre les ultras et les libéraux, sans vraiment se situer ni réussir à imposer ses vues..

Quant à Thomas Martin, ce fut peut-être pire encore: il déclara une douzaine d’années plus tard  avoir accusé le roi d’avoir voulu faire assassiner Louis XVI en forêt de Rambouillet avant la Révolution, histoire de monter sur le trône plus vite. S’il a continué à être écouté et consulté dans les salons et dans les campagnes,  jusqu’à sa mort,  par des laïcs comme par  des ecclésiastiques, Thomas Martin « le paysan prophète  » est officiellement mort de congestion. Sa famille n’en crut rien et prétendit qu’il avait été en fait assassiné. L’autopsie ne put rien prouver. Le pouvoir se débarrassa-t-il finalement  de ce gêneur? L’ange Raphaël en avala-t-il son haut de forme? En tous les cas, lui non plus ne fit-il entendre parler de lui et ses demandes restèrent lettres mortes… Parfois on n’est pas plus prophète dans son pays qu’ailleurs et il ne reste plus qu’à prêcher dans le désert. Il suffit de croire aux mirages…

ezcVD_iTpxFqZ3eKPFHH34J-CyQ

 

 

 

Nouvelles beauceronnes n°24: Danse avec la mort

XVM574e6ba2-0adc-11e6-96c3-692847d42f80

«Soyez joyeux et profitez de votre vie.» Cette épitaphe écrite au IIIe siècle avant J-C étonne d’autant plus, encore aujourd’hui, qu’elle est censée être prononcée par un squelette. Une équipe d’archéologues a  traduit l’une des inscriptions de la mosaïque funéraire grecque retrouvée en 2012 dans la province d’Hatay, au sud de la Turquie. Cette mosaïque présente  ce squelette vautré sur un coussin tenant dans sa main droite une coupe en argent. Trois autres éléments complètent le tableau : un morceau de pain, une jarre de vin et donc cette  étrange inscription qui rappelle le fameux Carpe Diem.Profitons donc joyeusement !

En fait, les grecs comme les romains n’hésitaient pas à brandir un squelette en plein milieu de leurs libations orgiaques. En témoigne Le Satyricon de Pétrole : lors de son banquet, l’affranchi Trimalcion fait agiter un squelette en argent sous le nez de ses convives, en pleine Rome décadente. Le message se veut didactique: « Rappelez vous que vous êtes mortels et que la vie est si courte. Bientôt vous ne serez que cendres . Dépêchez-vous donc de jouir et de profiter  de cette vie. » Edifiant, non?

Quelques siècles plus tard, le christianisme n’a pas manqué de reprendre ce message mais  avec une connotation assez différente. Il s’agissait en l’occurrence de penser à la mort prochaine, souvent soudaine, pour préparer son âme pour Dieu. Autant dire qu’il ne s’agissait plus de profiter de la vie mais, au contraire, de faire preuve d’ascétisme et de modestie. Cela a été particulièrement vrai entre le XIVème et le XVIème siècle. La période a été particulièrement noire et traumatisante pour l’humanité avec la Guerre de Cent ans, les famines et la peste. On estime qu’ un quart de la population en Europe de l’époque est passé de vie à trépas de façon fort peu naturelle…

Clusone_danza_macabra_detail

Le message chrétien a été diffusé par deux biais : par des textes poétiques diffusés dans tous les pays par des troupes de théâtre de rue , généralement sur le parvis des églises, et par des fresques sur les murs des églises et dans les cimetières. Il existe ainsi une trace d’une petite centaine de danses macabres en Europe dont une dizaine en France . La plus intéressante peut-être se situe en Eure-et-Loir, en l’église Saint-Orien de Meslay-le-Grenet, à quelques kilomètres au sud de Chartres.

Ces danses macabres représentent des sarabandes mêlant vivants et morts. Elles mettent en évidence l’idée d une égalité devant la mort et la vanité des distinctions sociales puisque la Mort frappe et fauche aussi bien le Pape que le prêtre, l’ Empereur que le soldat, le banquier que le mendiant, le vieillard, la femme ou l’enfant.

Au XIIIème siècle déjà, l’idée germait d’une leçon et d’une injonction à vivre en conformité avec la religion à cause de la terrible Camarde. Les dits des Trois morts et des Trois vifs se présentent le plus souvent sous forme de peintures , de miniatures, d’enluminures, voire de sculptures. Il s’agit de trois cadavres s’adressant à trois jeunes hommes, souvent riches, pratiquant l’art de la chasse. Ces trois Morts viennent brutalement rappeler la précarité de la vie et à la nécessité de se tenir prêt pour l’inéluctable. Rappelez-vous la ballade des Pendus de Villon, l’avertissement est le même:

Frères humains qui après nous vivez,
N’ayez pas vos cœurs durcis à notre égard,
Car, si pitié de nous pauvres avez,
Dieu en aura plus tôt de vous merci.
Vous nous voyez attachés ici, cinq, six :
Quant à notre chair, que nous avons trop nourrie,
Elle est depuis longtemps dévorée et pourrie,
Et nous, les os, devenons cendre et poussière.
De notre malheur, que personne ne se moque,
Mais priez Dieu que tous nous veuille absoudre!

On a recensé 91 représentations murales du dit des Trois morts et des trois vifs, très inégalement réparties. L’Yonne en compte le plus avec 7 et l’Eure-et-Loir  5: Alluyes, Amilly, les Atels-Villevillon, la Ferté-Vidame et Meslay-le-Grenet, ce dernier site étant le seul à réunir un Dit des trois morts et des trois vifs et une danse macabre. Sa mise à jour est relativement récente puisqu’elle a été redécouverte sous un enduit en 1973, d’où son état de conservation remarquable de cet ensemble daté de la fin du XIVème- début du XVème siècle. 

61c226086acb769705fe28aeeb3ad1ae

Cette  Danse Macabre est  une procession où la mort entraîne à sa suite des vivants représentants tous les états sociaux. Elle est composée de vingt couples squelettes-mortels répartis sur les murs sud et ouest de l’église.  Sous chaque couple, on peut lire un texte en vieux français qui prête des paroles à la mort et aux vivants. 
 Peu de personnes étant lettrées, les édifices religieux et leurs multiples images peintes ou sculptées apparaissaient alors comme de véritables livres ouverts dédiés à l’instruction religieuse du peuple. Le message véhiculé par l’Eglise était on ne peut plus simple et direct:  la mort pèse sur tout le monde,  menaçant tout aussi bien les nobles que paysans, n’épargnant pas  même les religieux. La  satire sociale est forte et quelque peu consolante pour la plupart: les riches et les nobles ne sont pas épargnés, au contraire. Ils s’accrochent vainement à leurs attributs, grotesques chimères.
La mort remet tout le monde à égalité et elle effacera pour les plus humbles les injustices subies sur Terre. On se console comme on peut. La Liberté, l’Egalité et la Fraternité, ce sera pour plus tard, pour beaucoup plus tard, en droit et en paroles, sinon en actes.
 La mort peut donc vous saisir à tout instant:  pour échapper à l’Enfer à l’heure du Jugement Dernier, il faut nécessairement  mener une vie exemplaire, ascétique, pratiquer l’aumône et servir l’Eglise. Un véritable sermon sous le nez de chacun  ! 
ob_7c8153_la-danse-macabree
Tout cela serait relativement cohérent et somme toute assez simple s’il n’y avait pas un petit mystère, un grain de sable dans cette morale mystique. S’il y a bien vingt couples dans cette sarabande de squelettes entraînant chacun son mortel vers l’Au-delà , sur les deux murs ouest et sud de l’église de Meslay-le-Grenet,  on a aussi découvert deux moitiés de personnages, exactement à l’angle opposé, à la jointure des murs nord et est. Or ces deux figures datent bien de la même époque comme l’a prouvé l’analyse des pigments. Si elles ne sont pas postérieures, alors que viennent-elles faire, isolées et incomplètes?
A y regarder de plus près, les deux moitiés verticales des personnages ont l’air d’aller l’une vers l’autre et, plus curieux encore, le haut de ces personnages est figuratif alors que leurs vêtements dévoilent des jambes  … en ossements!  L’un des plus éminents spécialistes des danses macabres, professeur d’université à Turin, el dottore Otto Rino , a avancé l’hypothèse suivante que rien ne corrobore mais qui a le mérite de tenir à peu près la route: ce couple à part a l’air d’échapper à la sarabande mortelle. Sur le mur nord, il s’agirait d’un poète, d’un troubadour, d’un artiste comme en témoigne l’objet qu’il tient à la main, vraisemblablement un calame ou une plume d’oiseau. A sa droite, une femme est sans doute sa muse, son inspiratrice. Elle tient dans sa main une couronne de lauriers.
« Je suis convaincu que les artistes de l’époque ont voulu réserver un sort particulier à ceux qui créent,  images humaines du Créateur lui-même. Leurs oeuvres échappent au Temps parfois. Inspirés par l’Amour, ils peuvent accéder à l’Immortalité par leur Art, leurs écrits ou leurs sculptures, qu’ils laissent aux regards de leurs successeurs.  Ici, c’est comme les deux personnages s’échappaient dans l’infractuosité du mur, qu’ils s’échappaient à la condition mortelle. »  souligne l’éminent l’universitaire.
« Mais il y a une autre interprétation moins optimiste: L’art comme l’amour ne sont aussi que des illusions. La Muse a peut-être trahi le Poète par versatilité ou cupidité, à moins que le Poète ait cherché d’autres conquêtes faciles: bref, d’une manière ou d’une autre, ils ont bafoué leurs serments de sable réciproques. Ils ne sont l’un et l’autre que des cadavres sur pieds et ne se sont pas encore aperçu qu’ils étaient peut-être les premiers à avoir creusé leurs tombes … Vanitas vanitatum, omnia vanitas ; sic transit gloria mundi « 
Aujourd’hui, cette partie de la fresque  n’est plus accessible au public. Elle a été déposée pour restauration mais a inexplicablement disparu en même temps que le dottore Otto Rino. Le professeur qui a été retrouvé à Turin porte bien le même nom mais est une sommité en matière de mouches… S’agirait-il d’un imposteur ou lui-même est-il à ajouter à la liste des disparitions mystérieuses et inquiétantes? A l’heure actuelle, on recherche toujours son squelette…
images
maxresdefault

Nouvelles beauceronnes n°23: Quasimodo come back

quasimodo_bell

Quasimodo, vous vous souvenez? Mais si, … le sonneur de cloches de Notre-Dame de Paris! Abandonné par ses parents dès son plus jeune âge à cause de sa laideur, sourd, bossu, borgne et boiteux, la créature de Victor Hugo est restée dans les mémoires pour être  le monstre amoureux de la belle, trop belle Esmeralda. Il n’hésitera pas à suivre la sulfureuse gitane  fidèlement jusque dans la mort. Et on se souvient tous -ou presque- de la scène finale où l’on retrouve les deux corps enlacés, tombant en poussière, unis par delà la mort. Beau.  Très beau. Sublime.

Le grotesque bossu, gargouille vivante, est irrémédiablement attaché à la cathédrale de Paris. Mais, figurez-vous que, jusqu’à récemment, un énergumène de la même eau hantait les tours de la cathédrale de Chartres . Il avait trente-cinq ans et, il faut bien l’avouer, avait un physique tout de même bien plus avenant que Quasimodo. Il avait  une silhouette élancée, un corps sec et souple. Et pour cause: il était vitralliste et spécialiste du nettoyage dans les parties hautes de Notre-Dame.

23-quesi-lc-1

 

Un vrai chat. Pas de vertige. Il accédait à des parties inaccessibles non seulement du grand public mais aussi à celles réservées à des spécialistes comme lui de l’escalade de haut niveau. C’était son domaine, un domaine quasiment inviolé. Lui réparait des vitraux que d’autres n’observaient difficilement qu’avec des jumelles. Ou bien se battait pour débarrasser les pierres de Berchères des outrages des fientes de pigeon et  de la poisseuse fumée des cierges. Tout cela encrassait l’édifice et l’assombrissait imperceptiblement si l’on n’y prêtait attention. 

Comme les héros de Stendhal, il se sentait bien à vivre en hauteur, inaccessible aux autres. Il n’était pas vraiment misanthrope mais aimait la solitude. Les autres, il se contentait de les observer à distance. Il se sentait parfaitement bien dans son monde, entre les gargouilles et les chats, les pigeons et les chauve-souris. Il cultivait même sous un comble un carré d’herbe-qui-fait-rire: ce n’est pas demain  que la police viendrait mettre son nez dans ses cultures. Un sanctuaire, cela reste un sanctuaire, sous la protection multiple de la sainte Vierge. 

3-gargoyles-473x360

Il se sentait libre. Progressivement, il s’était amenagé un espace sous un coin de charpente. D’abord un matelas pour se reposer puis quelques vêtements dans un sac, des outils de travail, de quoi écouter de la musique avec des écouteurs, une réserve d’eau et des provisions, au point qu’il lui arrivait de plus en plus fréquemment de dormir sur place et d’y manger. Sans conteste, c’était lui qui connaissait le mieux tous les recoins de la cathédrale. Il ne se lassait jamais d’admirer le travail des bâtisseurs et des artistes qui s’étaient succédés pour élever un édifice si incroyable. Il ne saurait dire lui-même s’il avait la Foi mais le sentiment mystique qui avait poussé certains à dresser cet hymne de pierres et de vitraux ne pouvait qu’être de nature divine. 

Pierrick – tel était son nom ou son prénom puisqu’on ne l’a jamais connu que sous ce vocable-  avait quelque chose d’aérien : il tenait de l’hirondelle pour la souplesse de ses déplacements, de la chouette effraie des clochers ( celle qu’on appelle aussi  dame blanche ) pour son sens de l’observation et une acuité visuelle sans doute très supérieure à la moyenne. Sa hiérarchie l’appréciait Pierrick pour sa discrétion et son efficacité. Mais, quand vous vous sentez seul au monde, vous vous en construisez un à votre mesure.  Le sien était on ne peut plus artistique mais aussi décalé à force d’humour.

ND-de-Paris-L1-Ch5-QuasimodoPierrick avait la charge de remplacer les vitraux endommagés dans les parties les plus hautes de l’édifice. Les saints, la Vierge, quelques scènes convenues, c’était là son lot quotidien. Il le faisait avec application. Mais, un jour, on ne sait pas bien pourquoi, il ajouta un coquelicot par ci, un petit renard en arrière plan. Nul ne s’aperçut de rien. Ca le faisait sourire. Il prit de l’assurance et s’enhardit à remplacer ses propres compositions en interprètant de plus en plus librement ce qu’on lui imposait. Ainsi, sa vision du Paradis sur fond de feuilles de chanvre n’avait rien de catholique. Mais il présenta un vitrail tout à fait traditionnel qui reçut l’imprimatur officiel. Il rangea ce dernier dans un coin de son atelier et posa le sien. Il en tira une grande fierté intérieure.

Ses saints prirent de plus en plus l’allure de personnages de bande dessinée. Mais il continuait de faire attention que sa fantaisie ne soit vue que de lui seul. Il était en train tout bonnement de se faire sa cathédrale dans la cathédrale. Pas la moindre idée de sacrilège en lui: juste l’envie de sortir des sentiers battus. Son petit jeu dura un peu plus de trois ans, jusqu’à sa rencontre avec Anne. Une rencontre peu banale, cela va sans dire. 

c18627d5e0def9b12f19167a2f608e15

La première fois qu’il la vit, c’était bien sûr dans la cathédrale. Elle implorait la Vierge assez bruyamment dans l’abside. Toute à sa dévotion, dans une attitude implorante et de soumission, elle ne vit pas Pierrick à environ huit mètres du sol, dans son dos, sur une partie du tour du choeur Renaissance. Il ne la vit d’abord que  de dos, notamment sa nuque dégagée, si tragique, si tendre. Habituellement, il se serait contenté de l’observer à distance. Mais cette jeune femme-là avait la beauté sauvage d’Esmeralda. Malgré son  chagrin et peut-être à cause de lui, elle rayonnait avec une intensité inhabituelle.

Alors, sans même s’en apercevoir, sans le vouloir, il descendit de son perchoir et s’approcha d’elle. Il lui demanda simplement: « Quelque chose ne pas pas? »  Tout aussi naturellement, elle lui répondit, lui expliqua sans retenue une longue histoire: elle revenait d’un long voyage qui l’avait conduite en Inde, et après deux ans et plus, elle s’apprêtait à retourner ses parents, une famille aisée de Luisant. Une famille qui l’avait rejetée, qui n’avait pas accepté sa différence, ses idées non conventionnelles, sa révolte. Il encouragea celle qui portait le prénom de la mère du Christ dans sa démarche. Il pria secrètement qu’elle revînt le voir.

critique-quasimodo-dieterle1

Sa prière fut exaucée. Neuf jours durant, Anne revint prier au même endroit et à la même heure. Il crut pouvoir l’apprivoiser. Son côté rebelle ou à tout le moins parce qu’elle sortait de l’ordinaire l’aimantait. Il voulait l’aider sans la brusquer. Mais il semblait parler à un mur tant la jeune femme n’avait qu’une interlocutrice: la Vierge. Drôle de concurrence… Certes, elle le laissait l’approcher, lui parler mais elle ne parlait que d’elle-même, se plaignait sans cesse de son injuste destinée. Anne ne voulut pas même lui indiquer comment s’était passé son retour au bercail.

Pour tenter de lui plaire d’avantage, il travailla pendant deux jours et deux nuits pour lui offrir un vitrail de 75 centimètres de hauteur la représentant. Elle refusa le cadeau sans explication. Etait-elle méfiante? Capricieuse? De dépit, il brisa sa propre création et s’en prit aussi à d’autres vitraux qu’il avait créés et exposés dans les verrières de la cathédrale. Il ne lui voulait aucun mal, bien au contraire et souffrait d’être ainsi rejeté pour des raisons tout à fait inconnues. Mais comment comprendre le mystère de la Femme, mystère entre les mystères, voire mystification entre les mystifications.

film-quasimodo4

On ne peut pas aimer seul. Sans un partage, le sentiment amoureux n’est que souffrance. Se sentant comme chassé du Paradis, plus méprisé que Quasimodo, Pierrick attentit le retour de sa cruelle. Il attendit qu’elle franchisse les grilles du portail central pour entrer dans Notre-Dame. Il était dans son élément, la guettant sur la balustrade au-dessus de la grande verrière , entre les deux tours, le clocher vieux, octogonal, chanté par Péguy, la flèche gothique de Jehan de Beauce. Il plongea dans le vide , sans un cri, pour tomber à ses pieds.

Il avait eu soin d’effacer toute trace de son passage sur terre. Il n’y eut personne à prévenir. On ne sut pas même son identité réelle. Il n’avait été rien, ni personne. en trois lignes, l’Echo républicain signala la mort d’un ouvrier de la cathédrale dans la rubrique Faits divers. Sur ce Pierrick-là, on ne bâtit rien du tout. Curieusement, la jeune femme dont il avait été éperdument amoureux mourut d’une crise cardiaque trois jours plus tard. 

Cathedrale-de-Chartres-en-Lumieres-©-Scenographie-Spectaculaires-1200x1033

 

Nuage de Tags