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Nouvelles beauceronnes n°23: Quasimodo come back
Quasimodo, vous vous souvenez? Mais si, … le sonneur de cloches de Notre-Dame de Paris! Abandonné par ses parents dès son plus jeune âge à cause de sa laideur, sourd, bossu, borgne et boiteux, la créature de Victor Hugo est restée dans les mémoires pour être le monstre amoureux de la belle, trop belle Esmeralda. Il n’hésitera pas à suivre la sulfureuse gitane fidèlement jusque dans la mort. Et on se souvient tous -ou presque- de la scène finale où l’on retrouve les deux corps enlacés, tombant en poussière, unis par delà la mort. Beau. Très beau. Sublime.
Le grotesque bossu, gargouille vivante, est irrémédiablement attaché à la cathédrale de Paris. Mais, figurez-vous que, jusqu’à récemment, un énergumène de la même eau hantait les tours de la cathédrale de Chartres . Il avait trente-cinq ans et, il faut bien l’avouer, avait un physique tout de même bien plus avenant que Quasimodo. Il avait une silhouette élancée, un corps sec et souple. Et pour cause: il était vitralliste et spécialiste du nettoyage dans les parties hautes de Notre-Dame.
Un vrai chat. Pas de vertige. Il accédait à des parties inaccessibles non seulement du grand public mais aussi à celles réservées à des spécialistes comme lui de l’escalade de haut niveau. C’était son domaine, un domaine quasiment inviolé. Lui réparait des vitraux que d’autres n’observaient difficilement qu’avec des jumelles. Ou bien se battait pour débarrasser les pierres de Berchères des outrages des fientes de pigeon et de la poisseuse fumée des cierges. Tout cela encrassait l’édifice et l’assombrissait imperceptiblement si l’on n’y prêtait attention.
Comme les héros de Stendhal, il se sentait bien à vivre en hauteur, inaccessible aux autres. Il n’était pas vraiment misanthrope mais aimait la solitude. Les autres, il se contentait de les observer à distance. Il se sentait parfaitement bien dans son monde, entre les gargouilles et les chats, les pigeons et les chauve-souris. Il cultivait même sous un comble un carré d’herbe-qui-fait-rire: ce n’est pas demain que la police viendrait mettre son nez dans ses cultures. Un sanctuaire, cela reste un sanctuaire, sous la protection multiple de la sainte Vierge.
Il se sentait libre. Progressivement, il s’était amenagé un espace sous un coin de charpente. D’abord un matelas pour se reposer puis quelques vêtements dans un sac, des outils de travail, de quoi écouter de la musique avec des écouteurs, une réserve d’eau et des provisions, au point qu’il lui arrivait de plus en plus fréquemment de dormir sur place et d’y manger. Sans conteste, c’était lui qui connaissait le mieux tous les recoins de la cathédrale. Il ne se lassait jamais d’admirer le travail des bâtisseurs et des artistes qui s’étaient succédés pour élever un édifice si incroyable. Il ne saurait dire lui-même s’il avait la Foi mais le sentiment mystique qui avait poussé certains à dresser cet hymne de pierres et de vitraux ne pouvait qu’être de nature divine.
Pierrick – tel était son nom ou son prénom puisqu’on ne l’a jamais connu que sous ce vocable- avait quelque chose d’aérien : il tenait de l’hirondelle pour la souplesse de ses déplacements, de la chouette effraie des clochers ( celle qu’on appelle aussi dame blanche ) pour son sens de l’observation et une acuité visuelle sans doute très supérieure à la moyenne. Sa hiérarchie l’appréciait Pierrick pour sa discrétion et son efficacité. Mais, quand vous vous sentez seul au monde, vous vous en construisez un à votre mesure. Le sien était on ne peut plus artistique mais aussi décalé à force d’humour.
Pierrick avait la charge de remplacer les vitraux endommagés dans les parties les plus hautes de l’édifice. Les saints, la Vierge, quelques scènes convenues, c’était là son lot quotidien. Il le faisait avec application. Mais, un jour, on ne sait pas bien pourquoi, il ajouta un coquelicot par ci, un petit renard en arrière plan. Nul ne s’aperçut de rien. Ca le faisait sourire. Il prit de l’assurance et s’enhardit à remplacer ses propres compositions en interprètant de plus en plus librement ce qu’on lui imposait. Ainsi, sa vision du Paradis sur fond de feuilles de chanvre n’avait rien de catholique. Mais il présenta un vitrail tout à fait traditionnel qui reçut l’imprimatur officiel. Il rangea ce dernier dans un coin de son atelier et posa le sien. Il en tira une grande fierté intérieure.
Ses saints prirent de plus en plus l’allure de personnages de bande dessinée. Mais il continuait de faire attention que sa fantaisie ne soit vue que de lui seul. Il était en train tout bonnement de se faire sa cathédrale dans la cathédrale. Pas la moindre idée de sacrilège en lui: juste l’envie de sortir des sentiers battus. Son petit jeu dura un peu plus de trois ans, jusqu’à sa rencontre avec Anne. Une rencontre peu banale, cela va sans dire.
La première fois qu’il la vit, c’était bien sûr dans la cathédrale. Elle implorait la Vierge assez bruyamment dans l’abside. Toute à sa dévotion, dans une attitude implorante et de soumission, elle ne vit pas Pierrick à environ huit mètres du sol, dans son dos, sur une partie du tour du choeur Renaissance. Il ne la vit d’abord que de dos, notamment sa nuque dégagée, si tragique, si tendre. Habituellement, il se serait contenté de l’observer à distance. Mais cette jeune femme-là avait la beauté sauvage d’Esmeralda. Malgré son chagrin et peut-être à cause de lui, elle rayonnait avec une intensité inhabituelle.
Alors, sans même s’en apercevoir, sans le vouloir, il descendit de son perchoir et s’approcha d’elle. Il lui demanda simplement: « Quelque chose ne pas pas? » Tout aussi naturellement, elle lui répondit, lui expliqua sans retenue une longue histoire: elle revenait d’un long voyage qui l’avait conduite en Inde, et après deux ans et plus, elle s’apprêtait à retourner ses parents, une famille aisée de Luisant. Une famille qui l’avait rejetée, qui n’avait pas accepté sa différence, ses idées non conventionnelles, sa révolte. Il encouragea celle qui portait le prénom de la mère du Christ dans sa démarche. Il pria secrètement qu’elle revînt le voir.
Sa prière fut exaucée. Neuf jours durant, Anne revint prier au même endroit et à la même heure. Il crut pouvoir l’apprivoiser. Son côté rebelle ou à tout le moins parce qu’elle sortait de l’ordinaire l’aimantait. Il voulait l’aider sans la brusquer. Mais il semblait parler à un mur tant la jeune femme n’avait qu’une interlocutrice: la Vierge. Drôle de concurrence… Certes, elle le laissait l’approcher, lui parler mais elle ne parlait que d’elle-même, se plaignait sans cesse de son injuste destinée. Anne ne voulut pas même lui indiquer comment s’était passé son retour au bercail.
Pour tenter de lui plaire d’avantage, il travailla pendant deux jours et deux nuits pour lui offrir un vitrail de 75 centimètres de hauteur la représentant. Elle refusa le cadeau sans explication. Etait-elle méfiante? Capricieuse? De dépit, il brisa sa propre création et s’en prit aussi à d’autres vitraux qu’il avait créés et exposés dans les verrières de la cathédrale. Il ne lui voulait aucun mal, bien au contraire et souffrait d’être ainsi rejeté pour des raisons tout à fait inconnues. Mais comment comprendre le mystère de la Femme, mystère entre les mystères, voire mystification entre les mystifications.
On ne peut pas aimer seul. Sans un partage, le sentiment amoureux n’est que souffrance. Se sentant comme chassé du Paradis, plus méprisé que Quasimodo, Pierrick attentit le retour de sa cruelle. Il attendit qu’elle franchisse les grilles du portail central pour entrer dans Notre-Dame. Il était dans son élément, la guettant sur la balustrade au-dessus de la grande verrière , entre les deux tours, le clocher vieux, octogonal, chanté par Péguy, la flèche gothique de Jehan de Beauce. Il plongea dans le vide , sans un cri, pour tomber à ses pieds.
Il avait eu soin d’effacer toute trace de son passage sur terre. Il n’y eut personne à prévenir. On ne sut pas même son identité réelle. Il n’avait été rien, ni personne. en trois lignes, l’Echo républicain signala la mort d’un ouvrier de la cathédrale dans la rubrique Faits divers. Sur ce Pierrick-là, on ne bâtit rien du tout. Curieusement, la jeune femme dont il avait été éperdument amoureux mourut d’une crise cardiaque trois jours plus tard.
Écrit
le 22/07/2016