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Nouvelles beauceronnes n °19 : Gédéon Richecoeur prend la mouche

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Gédéon Richecoeur était le seigneur et maître de la ferme fortifiée de Guillandru, à quelques hectomètres de Châteauneuf en Thymerais. Il était d’autant plus le seigneur et maître qu’il était le seul survivant excentrique de la famille Richecoeur. Il régnait sur sa ferme à moitié délabrée en monarque absolu ou plutôt en roi fainéant. Son exploitation lui rapportait assez pour vivre plus que décemment , surtout quand on n’a nul besoin ou presque. Il n’avait pas même la télévision mais écoutait du matin au soir France Culture et, le dimanche soir, l’inévitable  « Masque et la  Plume » sur France Inter.

Il ne sortait pour ainsi dire jamais et sa vie sociale était réduite à la plus simple expression. C’était un plutôt beau garçon d’une quarantaine d’années qui aurait sans doute fait les dimanches de plus d’une belle des alentours mais il s’intéressait plus aux horaires des marées qu’à la bagatelle. Il était en parfaite harmonie avec sa ferme fortifiée, comme elle sans ouverture. Si, à l’époque, elles avaient été édifiées contre les brigands et les envahisseurs anglais, le Gédéon était lui-même inaccessible, sans prise avec l’extérieur. Et pourtant, il semblait ne pas s’en porter plus mal. Il avait même un petit côté épanoui, à moitié perdu dans ses pensées et dans ses rêves, si bien qu’il affichait toujours un énigmatique sourire aux coins des lèvres que chacun pouvait interpréter à sa guise. 

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Gédéon Richecoeur passait pour un original. Il l’était. Il passait aussi pour un marginal. Il l’était aussi incontestablement. Mais comme il ne dérangeait personne, tout le monde lui fichait une paix royale. Personne ne s’intéressait vraiment à lui pour tout dire. On l’estimait parfaitement inoffensif , un brin fêlé peut-être mais ne présentant pas le moindre danger pour quiconque. Voire… C’est-à-dire que comme Gédéon disposait non seulement de tout son temps et largement de quoi vivre, il se piquait d’innovations. On est curieux ou pas. Lui l’était pour deux, voire trois, quatre ou plus. 

Même s’il n’en avait guère besoin, il s’était dit qu’il allait être novateur dans sa production. Il avait très attentivement écouté une fort tardive émission de radio sur les perspectives d’améliorer l’alimentation humaine dans les cinquante prochaines années. Il s’était dit que les hauts murs de la ferme de Guillandru seraient un lieu d’expérimentation idéale pour se lancer dans un programme innovant et prometteur qui avaient déjà fait ses preuves dans d’autre pays : l’élevage de mouches.

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Son arme de construction massive: de grosses mouches américaines de l’espèce « black soldier fly ». Ce  bon  petit soldat noir est une véritable panacée. Sa larve est une  machine à recycler les déchets :  résidus de cantines,  fruits et légumes invendus,  lisiers de volailles, réduits en une bouillie assez peu ragoûtante, font le miellée cette petite bête qui les digère et les transforme en un excellent engrais naturel, pour un prix dérisoire.

Quant à l’asticot lui-même, il constitue une remarquable réserve de protéines, à l’heure où le monde entier se demande où, demain, il va bien pouvoir trouver la nourriture de 15 milliards d’habitants. En Afrique et en Asie, manger des insectes et des larves fait partie de la culture. Sous nos latitudes, elles sont tout juste bonnes à constituer une épreuve d’immunité à Koh-Lanta…  Mais il faut prévoir, avoir un coup d’avance ou deux, parier sur les débouchés et être les premiers sur les créneaux porteurs. 

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En tant que tel, la barrière psychologique risquait d’être difficile à faire tomber pour la nourriture humaine pour quelques années. Pour l’alimentation animale, cela pouvait être plus jouable. Depuis la crise de la vache folle, il y avait des méfiances et des mesures prophylactiques pour éviter de nourrir des bovins avec de la farine animale.  La législation  interdit ainsi de donner de la nourriture d’origine animale à des animaux terrestres. Mais nourrir des animaux d’élevage , du poisson au cochon en passant par les volailles avec ce type de larves protéines n’a rien de farfelu.

Et ce n’était pas là le sel débouché pour la culture ou l’élevage de ces mouches qui, au demeurant, n’était pas très compliqué à mettre en place. Une fois les larves de mouches écloses, elles sont alors récupérées, séchées et broyées jusqu’à obtenir la consistance de cornflakes. L’espèce de mouche soldat transforme les déchets organiques (viande, poisson, fruits, légumes, laitages, etc.) en « un résidu poudreux », pouvant servir d’amendement organique ou d’engrais. Elles sont ensuite livrées à un fabricant d’aliments pour animaux qui les conditionnent. Or, cette production est extrêmement rentables puisque en 72 heures, un kilo d’œufs se transforme en environ 380 kilos de larves.

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Les vertus de la mouche sont multiples. A l’état de larve, l’espèce donne une matière première aux multiples débouchés, pour la viticulture comme pour le maraîchage. Pressée, elle peut aussi donner de l’huile utilisable pour l’alimentation animale, les biocarburants, les lubrifiants… La larve, riche en chitine, intéresse aussi les secteurs du biomédical, des bioplastiques, des biotechnologies et du cosmétique.

Gédéon Richecoeur bichonnait ses mouches au point de rester des heures devant les cages spécialement aménagées et grouillantes d’une fortune prochaine. Tout autre que lui aurait trouvé ces masses gesticulations informes, nauséabondes et totalement répugnantes. Pas Gédéon. Il était littéralement fasciné par ces asticots sans queue ni tête qui gigotaient frénétiquement puis par les mouches bleu nuit qui finissaient par sortir comme une armée des ombres. Il les suivait du regard au point de mimer leurs attitudes, de les imiter et de vrombir comme elles. 

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Ce n’était pas vraiment l’argent qui l’intéressait dans cette expérience mais plutôt son rôle de découvreur, de professeur Nimbus, précurseur dans un domaine qui, demain, pourrait résoudre une bonne part du problème de la faim dans le monde. Rien moins. Il en tirait une légitime fierté, même si, prudemment, pour ne pas éveiller l’attention d’éventuels concurrents, il se faisait discrètement livrer une fois par semaine de quoi nourrir ses mouches par une entreprise tourangelle. On n’est jamais trop prudent. Tant de gens posent décidément trop de questions …

Il suffit parfois d’un grain de sable, du battement d’ailes d’un papillon, pour que la plus belle mécanique se grippe et que le projet le plus ambitieux s’écroule comme un vulgaire château de cartes.  C’est que qui arriva à notre ami Gédéon, alors qu’il achevait la phase d’expérimentation pour passer à la phase d’industrialisation. Il avait réussi à trouver un seuil de rentabilité très honnête et avait démarché de potentiels clients, parfois très ponctuels par exemple avec la nourriture pour batraciens, caméléons et autres perroquets dans les animaleries, d’autres à une échelle conséquente, pour la nourriture de poissons d’élevage comme la truite. Il maîtrisait désormais la chaîne de production, était capable d’assurer des volumes , de produire à la demande. La production s’annonçait des plus rentables : en 72 heures, un kilo d’œufs se transformait en environ 380 kilos de larves… Qui dit mieux?

 

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Ce grain de sable, il vint sous la forme d’un nuage de mouches , un nuages de mouches qui s’abattit aux alentours. Le phénomène dura plusieurs jours. Les habitants incommodés 
râlèrent puis se plaignirent en mairie. Les services vétérinaires de la Direction départementale de la protection des populations (DDPP) furent alertés. afin de trouver les causes de cette prolifération de mouches. On fit le tour des exploitations à risques comme les élevages: on ne trouva pas grand chose à se mettre sous la dent . Pour apaiser l’irrévocable, on évoqua, sans grande conviction,  « un temps favorable, humide et chaud, à la multiplication de ces mouches ». On alla même jusqu’à inspecter les composteurs, sans plus de résultats. « On reste vigilants », crurent bon de préciser les autorités , à toutes fins inutiles..

Certains  restaurants furent dans l’obligation de fermer. Un éleveur de volailles et son système de récupération de fientes en fosse profonde ont été pointés du doigt, en vain. Les plus fins observateurs du coin, remarquèrent que les nuées de soldats noirs venaient du Guillandru. A tout hasard, un voisin alla s’informer de ce qui se passait derrière les hauts murs de la ferme fortifiée. A la réflexion, on se souvint, au café du centre ville, qu’on n’avait pas vu Gédéon depuis une grosse semaine. 

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Et pour cause… Aucun moyen de joindre Gédéon, pas même par téléphone. On fit venir un camion de pompiers et sa grande échelle pour franchir l’entrée majestueuse.  Une nuée de mouches accueillit les arrivants. Ce que découvrirent les pompiers aurait « déprimé la plus neurasthénique des palourdes », comme l’écrit si joliment Isabelle Bourdial dans son « Chasseurs d’Esprit » aux éditions Lajouanie. 

Gédéon, ou plus exactement ce qui restait de Gédéon, grouillait d’asticots, qui lui sortaient par les trous de nez, les oreilles, la bouche. Il était sans doute mort d’un arrêt cardiaque ou d’un double AVC. L’autopsie pourrait toujours préciser les causes du décès. Poussées par la faim, les mouches qui avaient pu s’échapper avaient aussitôt colonisé le cadavre… Gédéon avait , ironie du sort, fini en garde-manger… 
« Je me suis toujours demandé pourquoi depuis quelques années, les mouches n’osaient plus aller sur mes assiettes pleines de légumes… Je crois que c’est à cause des OGM. » Hanluo Taihan » N’abandonnez-jamais-vos-rêves »

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